Écrire d’un autre temps
Aujourd’hui, on est le 8 avril 2020. Enfin, non, aujourd’hui, vous êtes le 28 juin, 6 juillet ou le 14 août à une date du Cinéma Voyageur. Mais nous, on est le 8 avril 2020. Le délai de fabrication d’une telle brochure nous pousse à écrire nos éditos deux mois avant le début de la tournée. Et de mémoire de Cinéma Voyageur, rarement deux mois auront paru un tel fossé, une telle fracture. On essaie de s’y projeter mais ça nous paraît faire un saut dans le vide.
Normalement, demain, le pouvoir en place devrait annoncer sous forme télévisée la prolongation du confinement et nous on échange par mail pour écrire ce texte, choisir les films qu’on va diffuser, trouver les lieux qui vont nous accueillir. Sans trop être certain-e que cette tournée ait lieu d’ailleurs. Ni si on respectera encore d’éventuelles consignes gouvernementales. Ou si on aura inventé les nôtres. Ok, on est fébrile. Dehors, les personnes applaudissent les soignant-es à 20h tous les jours, Disney+ vient d’apparaître en ligne, Zoom est l’application préférée des confiné-es. A la radio ce matin, les experts se demandaient si la chloroquine était toxique, si les masques allaient devenir obligatoires alors qu’il n’y en a pas encore pour tou.te.s les soignant.e.s, si les personnes en surpoids allaient devoir se confiner plus longtemps, si la clope ou le BCG étaient une forme de vaccin et surtout quand va reprendre la saison de foot. Nos vérités du moment se fanent en 48 heures et vous, vous avez sûrement des réponses évidentes à toutes ces questions maintenant.
Deux mois, c’est vraiment une éternité… Est-ce que Boris Johnson est mort ?! Pour nous il est encore en soin intensif. Est-ce que les festivals de Cannes et d’Avignon auront lieu ? On comptait pas y aller de toute façon…
Et puis on ne va pas se mentir, les certitudes ca n’a jamais vraiment été notre truc. On n’a jamais bouclé de budget prévisionnel deux mois avant la tournée, estimé notre nombre de spectateurs, fait une billetterie en ligne.
On aime les bidouillages et les surprises. Alors, encore plus que d’habitude, ça donne envie de se réjouir de notre convoi mobile, des films en licence libre, de notre joyeuse équipe, qu’on voit bien avec l’argent du prix libre comment payer l’essence ou les pizzas. De notre capacité d’improvisation.
Nous voilà dans un vortex temporel et les souvenirs du film de science fiction La Jetée viennent se télescoper à notre exercice de style. Sauf qu’on accepte que vous ne veniez pas du futur pour répondre à nos futiles questions. On va plutôt se projeter de notre présent confiné vers votre présent estival.
Jouer les fantômes parce qu’on rumine. L’imaginaire que nous proposent les médias tisse l’impatience d’un retour aux loisirs, au bistrot, à la plage et aux matchs de foot avec la relance économique à venir, le retour à la consommation pour sauver la Nation. On a envie de dire à notre nous du futur de se rappeler de ses envies de confiné-es, de ne plus remettre une pièce dans la machine. Sans nostalgie pour cette période, où on passait plus de temps à lire que dans les transports, mais comme une cicatrice qui nous guide.
D’ici, on fulmine. On ne veut pas laisser nos désirs se confiner eux aussi, ne pas céder à la peur de l’autre qui s’insinue par les gestes barrières, trouver des points d’appui dans l’incertitude. On a envie de pouvoir à nouveau prendre la route, non pas en quête d’évasion mais de nouveaux liens à tisser. On a envie de se capter, de discuter sans pixeliser et de devenir des forces collectives. On a envie de vous imaginer plus nombreux-euses à vouloir papoter avec vos voisin-es, plus vénères contre le système et même plus poreux-euses aux émotions.
On ne sait pas quelle forme prendra la tournée précisément, quelles seront les consignes gouvernementales ni quels stratagèmes nous trouverons pour faire en sorte de pouvoir accueillir tout le monde sans risque. En tout cas, depuis notre enfermement, on veut vous inviter à regarder des films encore plus vieux pour mieux comprendre le monde d’Avant et dessiner le monde d’Après. Les films qu’on vous propose portent majoritairement les voix de personnes marginalisées, à cause de leurs origines, de leur genre, de leur travail, de leurs diversités physiques ou mentales, de l’organisation sociale de la ville, de leur mode de vie, du système carcéral, du capitalisme… Dans l’aspiration de notre caravane se cache le convoi de celles qui sont en train de prendre cher pendant le confinement et face à la maladie. S’y cache aussi l’énergie de quelques expériences encore plus vitales à présent, d’autogestions, d’autonomies, de rapports différents au monde qu’on voudrait encore plus contagieuses que ce virus.
Rappelons-nous cette hargne des confiné-es et transformons l’écran du chapiteau en grande toile où on dessinera le futur et peut-être qu’après quelques croquis, on trouvera une matière pour le sculpter, le graver dans la roche.
Cet été, le diable va sortir de sa boîte