CQFD – Des Brebis en Hiver

 

paru dans CQFD n°108 (février 2013), par TomJo, illustré par
mis en ligne le 16/03/2013commentaires

Aux ingurgiteurs de plats préparés : le mouton est une boule à poil laineux montée sur quatre pattes qui se déplace en troupeau. Fin janvier, une « transhumance hivernale » contre l’identification électronique est allée de Mornans (Drôme) jusque sous les fenêtres de la préfecture de Valence.

Sur la route nationale qui mène au centre de Valence, deux cents bêtes tiennent en respect les automobilistes. Trois cents personnes, éleveurs, amis, militants, les suivent. Direction la préfecture. Les passants s’arrêtent un instant, prennent des photos. Une manif de bergers en pleine ville, imaginez l’étonnement. « Tous moutons, tous pucés, non aux RFID », leur lancent certains depuis le cortège. Sous le bureau du préfet, qui ne veut pas recevoir les doléances des éleveurs, on parque les moutons. Sur une remorque garée là, les prises de parole s’enchaînent.

Ce vendredi 1er février 2013, cela fait cinq jours que cette « transhumance festive [1] » traverse les villages pour interpeller habitants, médias et élus sur l’obligation de pucer les cheptels. « C’est notre liberté qui est en jeu, or on nous impose des règles partout », proteste un réfractaire à l’ordre numérique dans son troupeau. 60 % des revenus des éleveurs sont dus aux subventions : « Individuellement, nous pouvons difficilement refuser le puçage », raisonne un autre, à qui l’Europe menace de retirer une part des revenus. À chaque étape, l’apéro remplit la caisse de galère et le repas est offert par des producteurs. En guise de digestif, le film Mouton 2.0 – La puce à l’oreille introduit la discussion [2]. Une centaine de spectateurs rejoint les marcheurs. « C’est un support fabuleux, ce film ! Faut en parler, le diffuser », s’enthousiasme Denis Mabille. À dix-neuf ans, le fils Mabille a retenu la leçon parentale : « Toujours se garder le droit de dire merde. » Sûr qu’il reprendra la ferme. Sûr aussi qu’il ne pucera pas, malgré les menaces. « Nos animaux ne sont pas des machines et nous ne sommes pas des ouvriers. C’est pour ça que j’ai choisi ce boulot », confie un paysan rattrapé par le modèle industriel qui prévaut, des usines à viande à certaines maternités où l’on dote les bébés de bracelets électroniques. « Je veux être au contact de mes bêtes, pas derrière un écran d’ordinateur toute la journée. »

Avec Isaovin, Isaporc ou Isaviande, l’entreprise Isagri développe des logiciels de gestion de troupeaux. Isachevre, par exemple, assure « maîtrise de la reproduction, suivi économique, tenue de l’inventaire du cheptel ». L’ordinateur calcule les rations de nourriture, mesure les performances productives de chaque bête, trie les « animaux en fonction de critères personnalisés – label, sexe, âge, performances… », grâce à leur boucle RFID. Et l’éleveur d’obéir. L’histoire de la chèvre est ainsi enregistrée : rendements et fiches médicales, le logiciel opère une « sélection automatique des animaux pour la saisie d’une intervention sanitaire ou d’un événement de reproduction ». Comprenez : sélection génétique d’une élite productive. Équipé de son Agripocket à reconnaissance vocale, l’éleveur est en liaison directe avec Caprigène, la banque de données génétiques des Unités nationales de sélection et de promotion de race (UPRA). Les UPRA ont ainsi pour mission de « garantir à l’ensemble des utilisateurs de [leurs] races la qualité des produits génétiques ». On nomme ça l’« eugénisme positif », l’augmentation des capacités de production laitière par sélection génétique des meilleures bêtes. « Le génotypage des mâles et des femelles, et toute leur histoire sanitaire, sont enregistrés dans un fichier facilité par l’identification électronique », note un chercheur de l’Institut national de recherche agronomique venu soutenir les éleveurs.

Dessin de Nardo {JPEG}

En 2015, si les décrets d’application voient le jour, les éleveurs de ruminants devront recourir à des mâles certifiés pour inséminer les mères. Soit en achetant un mâle en centre de sélection, soit en achetant du sperme conforme. Ce qui accentuera l’appauvrissement génétique en cours depuis la loi d’orientation agricole de 1966 : « Le patrimoine génétique de milliers de bêtes correspond à celui d’une dizaine de vaches et taureaux. La différence est définitivement perdue. Des anomalies génétiques apparaissent : perte de membres, baisse de l’immunité, hausse des cancers, poursuit le chercheur, aujourd’hui on peut établir la carte génomique des taureaux dès trois mois pour savoir si elle est meilleure que la génération précédente. » Quand un seul taureau insémine des milliers de vaches, la rusticité des espèces disparaît et les bêtes se fragilisent.

Les moutons suivent un chemin qu’empruntent déjà les humains et interrogent nos capacités techniques. Des sites Internet permettent aux femmes qui souhaitent une procréation médicalement assistée (PMA) de choisir le donneur de sperme selon la « race », l’ethnie, la couleur des yeux et des cheveux, la taille, la profession et même parfois le quotient intellectuel [3]. En 2001, un premier enfant est né en France après un diagnostic pré-implantatoire – la détection d’anomalies génétiques ou chromosomiques chez les embryons fécondés en éprouvette. Exit les « anormaux », les improductifs. Quant à la rationalisation informatique de l’environnement, le troupeau des citadins niçois, par exemple, l’expérimente déjà au quotidien. Dans la cité méditerranéenne, les policiers municipaux sont géolocalisés pour un déploiement optimal de la force publique. Des capteurs détectent et identifient les voitures sur les parkings, gèrent la tarification, recensent les emplacements en temps réel et informent les automobilistes sur des horodateurs « intelligents ». Une application « Gestion des risques » pour smartphones permet aux Niçois de « signaler un désordre sur la voie publique » auprès du poste de contrôle. Des capteurs RFID s’installent sur les conteneurs d’ordures. Les caméras de surveillance – que ce soit pour la sécurité civile, la police municipale, la gestion des bâtiments ou du trafic automobile – seront bientôt reliées à un logiciel d’« hypervision » chargé d’automatiser l’espace public, contrôler à distance les portes d’accès, pointer automatiquement les caméras sur les incidents détectés ou prédire les flux automobiles.

En 2005, Xavier Raufer, criminologue consultant à l’Institut des hautes études de défense nationale, remarquait l’apathie de la population face au déferlement des technologies de contrôle et de surveillance : « De même que la téléphonie mobile fut en matière de contrôle social et policier une divine surprise pour les gouvernants, la révélation que la société humaine acceptait docilement, sans protester vraiment […] d’être dotée d’“agents de mise en conformité” a été une révélation, un éblouissement pour les dirigeants planétaires. [4] » Quelques jours après la transhumance des bergers de la Drôme, ceux de l’Ariège organisaient un rassemblement contre le puçage électronique sur un marché de Foix. Bergers et citadins feront-ils mentir l’agent de mise en conformité Raufer ?

Notes

[1] Compte-rendu et photos par ici.

[2] Antoine Costa et Florian Pourchi, Synaps, 2012, http://mouton-lefilm.fr.

[3] Cryos international : dk-fr.cryosinternational.com.

[4] Revue Défense nationale et sécurité collective, n°7, juillet 2005.