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Mouton 2.0. La puce à l’oreille – Antoine Costa, Florian Pourchi

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EN ENTIER – Mouton 2.0 – La puce à l’oreille – Antoine Costa, Florian Pourchi – 2012 – 77mn 

« La modernisation de l’agriculture d’après guerre portée au nom de la science et du progrès ne s’est pas imposée sans résistances. L’élevage ovin, jusque là épargné commence à ressentir les premiers soubresauts d’une volonté d’industrialisation. Depuis peu une nouvelle obligation oblige les éleveurs ovins à puçer électroniquement leurs bêtes. Ils doivent désormais mettre une puce RFID, véritable petit mouchard électronique, pour identifier leurs animaux à la place de l’habituel boucle d’oreille ou du tatouage. Derrière la puce RFID, ses ordinateurs et ses machines il y a tout un monde qui se meurt, celui de la paysannerie. Dans le monde machine, l’animal n’est plus qu’une usine à viande et l’éleveur un simple exécutant au service de l’industrie. Pourtant certains d’entre eux s’opposent à tout cela … »

 

Qui n’a pas été séduit, au détour d’une randonnée traversant un alpage, sous la vigilance de patous alertes, par la présence d’un troupeau de vaches ou de moutons ? Voici un documentaire qui amène un regard dépassant notre simple plaisir de randonneur de passage pour aborder le monde de l’élevage depuis les obligations de puçage des troupeaux.  Auto-produit et diffusé sous licence libre, à vocation  de circulation indépendamment des circuits de diffusion classiques du cinéma, un tel documentaire appelle donc sans doute à la prise en main de l’objet pour gagner l’espace public sans contraintes d’auteur et au service d’échanges collectifs. Comme l’indique son titre emblématique, il porte surtout sur le fichage des moutons, amené conjointement par l’industrialisation, la technologie déshumanisante, le business et une société de contrôle et surveillance appelée à s’élargir bien au-delà du secteur agricole.

Le film démarre sur le plaisir de l’élevage, depuis le terrain, et les avantages qu’il procure de manière contrastée, par exemple, à la vie urbaine. C’est ainsi qu’un des principaux intervenants du documentaire explique comment il a quitté Marseille pour cette nouvelle vie. Ça n’est pas pour autant une idéalisation du métier, qui comporte des aspects difficiles en soi, mais voilà un juste prologue qui fait le point sur un certain élevage… euh avant sa disparition imminente ! Et on ne peut aussi qu’apprécier les nombreux plans tournés dans la nature en compagnie des bêtes et des hommes et femmes y travaillant : on y envierait presque leur place !

C’est à coups d’archives audiovisuelles hallucinantes (mais vraiment hallucinantes !) que le film avance par étapes. C’est une progression dans un certain enfer annoncé. Le combat des éleveurs et éleveuses opposés au puçage des moutons, et effectivement en résistance par le refus d’obéir, s’avère ainsi bien plus qu’une petite lutte de « paysans arriérés » et attirant la seule sympathie de bobos écolos. Chaque archive fait état d’une « avancée » technologique en lien avec l’élevage, où le contrôle de la reproduction (en lien avec le contrôle génétique) n’est pas la moindre. Nous mesurons les motivations de ces « avancées » dans un présent où des éleveurs et éleveuses expriment leur opposition à un certaine industrialisation ravageuse, face à un nouveau « progrès » annoncé : le puçage.

Les arguments du bien fondé du puçage sont tout d’abord énumérés dans un pôle de traçabilité (pôle en liquidation judiciaire, nous apprend le générique de fin) : raisons sanitaires, facilitation du métier etc. Nous apprécierons au passage les autres fichages en cours, via du matos très diversifié (et ingénieux, nous précise son publicitaire); ça concerne les transports en commun, les fréquentations de service (de stations de ski par exemple), les marchandises … Et la liberté, dans tout ça ? Ces mêmes arguments sont démontés par les personnes engagées contre le fichage, tout en rappelant les intentions mercantiles et de contrôle en amont. Surtout ça répond à de pseudos risques qui découleraient du travail de l’éleveur : les graves crises sanitaires ne viendraient -elles pas, justement, de cette même industrialisation qu’on impose partout dans le secteur agricole et notamment par le puçage ? Un certain cercle vicieux est de mise. D’autant plus que cette soi-disant « facilitation » du métier est imposée… dans l’intérêt des personnes, bien sûr. Un éleveur résume bien la situation :  « C’est une volonté de contrôle total (…) Mentalement, c’est contrôler tout« .

Le documentaire n’est pas qu’un exposé du rejet légitime du puçage suscité chez des éleveurs et éleveuses qui refusent de plier, c’est aussi quelques aspects « pédagogiques » : ainsi le rapport à l’animal (non dénué d’affection) et le milieu naturel dans lequel évolue le métier. Ainsi par exemple un superbe retour quant aux pâturages : soit un équilibre entre sauvage et main de l’homme, qui a gagné la bio diversité. Cet aspect – important – permet aussi de mieux mesurer le désastreux rapport au milieu et à l’animal qu’entraîne la technologie et tout ce qui sous-tend la volonté de « progrès ». Ce qui est appris autrement par la technologie, désapprend toute une tradition et une manière de faire ne découlant pas de la science et ses avatars technologiques. C’est d’une véritable mutation qu’il s’agit, et bientôt il n’y aura plus possibilité de composer autrement que par le prisme industriel qui avale toute une dimension héritée de pratiques traditionnelles, non chiffrables et théoriques. Le rapport de l’homme à la nature prend un tournant terrible, et c’est un ensemble de possibles rapports intimes à la nature, divers et empiriques, qui est aussi menacé de disparaître dans les plus brefs délais.

La résistance a sa part dans le film, et nous prenons un malin plaisir à écouter la discussion téléphonique avec un « responsable » lors d’une action collective d’occupation. C’est toute une séquence autour de la « démocratie » et la riposte citoyenne et collective, dite « illégale » et « non représentative », qui est en jeu. Comment ne pas penser à d’autres secteurs de la société, où on nous renvoie toujours à des leaders, partis, syndicats censés nous représenter, alors même, qu’ils co-gèrent les décisions qu’on nous impose, que nous subissons et que nous voulons combattre. Et la résistance nous concerne toutes et tous, voilà ce à quoi nous amène progressivement le film. A la fois pour le monde qu’on nous prépare, mais aussi pour l’urgence de créer des liens entre différents secteurs de la société.

En conclusion, le documentaire, sans s’inscrire dans une démarche des plus originales (si ce n’est celle, importante, de donner la parole aux éleveurs et éleveuses rebelles !), a le mérite d’interpeller sur ce qu’induit le puçage en terme de surveillance et contrôle de nos sociétés, tout en accélérant le processus de destruction de la nature via industrialisation et changement de nature dans notre rapport à l’environnement. De puçage, nous passons à fichage généralisé et aux nanotechnologies. Je ne peux néanmoins finir cette note sans penser à un très grand film des années 70, édité en DVD que depuis quelques années, et qui va bien plus loin que le présent, en guise de véritable boulet de canon face à une société-porcherie : Cochon qui s’en dédit (1979), de Jean Le Tacon. Je renvoie à la chronique du film ICI sur Kinok, et à l’édition DVD Montparnasse ICI (avec rapide bande annonce). Ce documentaire, un temps censuré donc, dégage déjà tout le processus industriel déshumanisant, la logique de contrôle d’un système capitaliste ravageur, la place de l’individu qui s’y trouve dévoré et assommé par un système économique qu’on lui impose et qu’il applique lui même, le corps-porc qu’on nous promet… A propos de ce film, réalisé quelques années après l’impitoyable Salo de Pasolini dont Porcherie n’était finalement pas le plus terrible, le cinéphile belge Patrick Leboutte écrit : « Quarante minutes au sein d’un élevage industriel de porcs. Il y a Maxime, emmuré seul avec mille bêtes assourdissantes. Il y a des tombereaux de merde, il y a ses rêves inavouables. Il n’y a rien d’autre à voir, il y a seulement à éprouver. (…). On ignorait alors à quel point il préfigurait les temps que nous vivons, telle une métaphore implacable. Semblable réquisitoire, en effet, appelle l’émeute. » Quasi 25 ans plus tard, c’est un documentaire comme Puce 2.0 qui voit le jour, où il est question de changement fondamental dans le rapport au vivant, et d’une société déshumanisante et de contrôle imposé à toutes et tous.