Libération – Attention, nos vaches ont des puces, et, bientôt, nos brebis aussi

 

Attention, nos vaches ont des puces, et, bientôt, nos brebis aussi

Photo de brebis de type racial (animaux de boucherie) dans la proche banlieue de Limoges (Haute-Vienne).
Photo de brebis de type racial (animaux de boucherie) dans la proche banlieue de Limoges (Haute-Vienne). (Photo : JEAN-PIERRE MULLER.AFP)

 

TRIBUNE

Depuis juillet 2010, un règlement européen oblige les éleveurs de chèvres et de brebis à poser sur leurs animaux une puce d’identification électronique, basée sur la technologie RFID (puces interrogeables par un lecteur situé à quelques décimètres). La voie est donc ouverte à un passeport permettant, comme c’est déjà le cas chez les vaches, de fabriquer des fichiers numériques à usage local (trier les bêtes automatiquement) ou à usage global (croiser la comptabilité des naissances, des subventions et des envois à l’abattoir, surveiller la performance génétique). Pour certains éleveurs, angoissés par la stagnation des prix de vente, c’est une façon de montrer leur capacité à rejoindre les plus hauts standards en matière de traçabilité. Pour d’autres, c’est simplement onéreux et inutile (1), et pour beaucoup, c’est insupportable. Avec l’obligation de l’identification électronique, la filière ovine-caprine effectue un bond en avant dans l’industrialisation de ses pratiques : moins de main-d’œuvre grâce au tri automatique et une soumission aux organismes d’insémination artificielle.

Il faut préciser pour le «consommateur» que la traçabilité invoquée ici n’a rien à voir avec ce qu’il trouvera dans son assiette à l’arrivée. La puce se perd à l’abattoir et, quand bien même elle permettrait de suivre le trajet de la viande, cela ne signifierait rien : elle a été falsifiée lorsque les chevaux des laboratoires Sanofi ont rejoint le circuit de la viande alimentaire (2). La traçabilité, dont il est ici question, est celle de l’amont de la filière : faire de l’éleveur un ouvrier redevable des subventions qui constituent plus de la moitié de ses rentrées financières. Ceci alors que, dans le même temps, syndicats et politiques ressassent en boucle les thèmes de l’emploi, de la qualité, de la proximité, etc.

Rappelons que le chantier de la numérisation n’a rien à voir avec la qualité du produit en circulation. En entrepôt commercial, un lecteur portatif passé sur un carton vous dira, instantanément, s’il contient 12 montres ou 500 paires de chaussettes. Plus exactement, il vous dira si le carton contient 12 «tags» RFID de Rolex ou 500 tags RFID de chaussettes. Les tags de Rolex peuvent être accrochés à des chaussettes, peu importe. L’essentiel est de ne pas avoir à ouvrir le carton dont le contenu se trouve ainsi authentifié, dégageant la chaîne logistique de toute responsabilité. De la même manière, l’éleveur peut maintenant fabriquer des produits certifiés conformes en abandonnant toute proximité avec son troupeau. Ainsi, dans l’élevage des vaches laitières dotées de RFID permettant leur identification par un robot de traite, on supprime les vaches aux pis «non conformes» et on promet à l’éleveur la possibilité d’habiter «à trente kilomètres de son troupeau» (3), quitte à ce que le robot le bipe sur son téléphone dix fois par nuit parce que le système automatique s’emballe.

Le vaste chantier de la numérisation n’est donc qu’une nouvelle fuite en avant. Mais la révolution industrielle est passée en mode «silencieux». Qui soupçonnerait des boucles d’oreille de porter en germe une telle dégradation d’un métier ? Qui, ailleurs, dans d’autres secteurs, se révolte contre les bienfaits du numérique ? Dans les métiers du livre, les plateformes de distribution de type Amazon fonctionnent sur le même modèle de traçabilité intégrale, et, en bibliothèques, les puces RFID placées dans chaque ouvrage dispensent les bibliothécaires de connaître leurs rayonnages : pour repérer un «manquant», il suffit de promener son lecteur. Dans la logistique commerciale, le passage en caisse fait dialoguer la puce et le portique. Les stocks sont automatiquement mis à jour et une voix synthétique résonne dans le casque d’un manutentionnaire, qui n’a plus qu’à suivre les instructions sans pouvoir organiser ses déplacements ou doser ses efforts physiques. Il existe une cohérence globale dans la numérisation : aller toujours plus loin dans l’élimination du facteur humain considéré comme un risque, une malfaçon, une mauvaise pratique.

Depuis 2009, les collectifs d’éleveurs opposés au puçage se sont multipliés (4) plus ou moins suivis par le Syndicat de la confédération paysanne. Fin 2013, Nathalie Fernandez et Laurent Larmet se sont vu infliger 15 000 euros de retrait de subvention et 5 000 d’amende : ils avaient signé la déclaration de Montferrier rédigée par l’intercollectif des éleveurs opposés au puçage (5).

Quand on évoque les défauts du monde numérisé, on cite en premier lieu le manque de respect de la confidentialité des données personnelles et on fait confiance à la Cnil pour nous informer des dérives en la matière. Mais nous oublions systématiquement la taylorisation silencieuse que mène l’informatique dans le monde du travail.

(1) Rapport du conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux : Evaluation du dispositif d’identification électronique des petits ruminants et de son impact en 2013. (2) «Libération» du 17 décembre 2013. (3) Publicité pour le robot de traite Delaval. (4) Voir le documentaire «Mouton 2.0, la puce à l’oreille», Synaps Collectif Audiovisuel, Antoine Costa et Florian Pourchi. (5) http://contrelepucage.free.fr/

Membres du groupe Oblomoff de critique de la recherche scientifique. Dernier ouvrage paru : «le Monde en pièces. Pour une critique de la gestion. 1 : « quantifier »», éditions la Lenteur, 2011.

Jean GARDIN Maître de conférences en géographie, Paris-I-Sorbonne et Fayssal SABIR Président de l’association Trabendo (promotion de l’agriculture, de l’artisanat et de l’habitat paysans auprès des citadins)